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AVERTISSEMENT

Ce document provient du site et de la liste de diffusion d' Automates Intelligents. Il date du 15 novembre 2001.

 

Body of Secret

James Bamford

Editions Doubleday, 2001, 721 pages

Présentation et commentaires par Jean-Claude Empeureur

James Bamford, qui s'est spécialisé comme auteur-enquêteur dans le déchiffrage des secrets de la puissante et mystérieuse Agence Nationale de Sécurité NSA (livre précédent: The Puzzle Palace), nous livre un nouvel ouvrage de plus de 600 pages sur ce même sujet.

La NSA est décrite dans un style très vivant, presque romanesque, mais qui s'appuie sur des sources apparemment très sûres (près de 200 pages de notes documentaires). L'histoire de l'Agence est décrite depuis les temps héroïques de la guerre froide, jusqu'à nos jours. Il y apparaît clairement qu'Internet est devenu l'outil favori du renseignement pour ce type d'organisme et de missions.

L'auteur laisse même entendre que le réseau mondial a été conçu à cette fin par les autorités américaines. L'avenir est également sans ambiguïté. Grâce à un Internet de plus en plus ramifié et fréquenté, grâce aux systèmes d'écoutes dont le plus connu est Echelon, grâce aussi aux robots hyper-intelligents existants ou en cours de développement afin de transformer en informations exploitables les milliards de communications interceptées, la domination du cerveau américain sur le monde - et sur les acteurs de la mondialisation - ne fera que se renforcer.

Pour en savoir plus

Tout sur le livre : http://www.randomhouse.com/features/bamford/home.html

Le site de la NSA : http://www.nsa.gov

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Vers le " monitoring " de la mondialisation ?

"In God, we trust, all others we monitor". Cette phrase est placée en exergue du livre très intéressant et très documenté de James Bamford - "Body of Secrets" - Anatomy of the ultra secret National Security Agency, from the cold war through the dawn of a new century -

Rendre compte d'un livre consacré au renseignement, à l'espionnage électronique, ses moyens, ses méthodes, ses objectifs implique nécessairement prudence et circonspection, tant le risque est grand de manipulation et de désinformation.

S'agissant de la NSA, la plus secrète, la plus puissante, la plus technique, la plus mystérieuse aussi des agences de renseignement, la circonspection s'impose d'autant plus.

Toutefois, malgré ces réserves, le livre de J. Bamford - une véritable "somme" - mérite la plus grande attention (1).

Lorsqu'on imagine, que, pour d'évidentes raisons, il ne concerne sans doute que "les dix pour cent émergés de l'iceberg", l'on ne sait ce qui doit l'emporter de l'inquiétude ou de la stupéfaction. En effet, l'histoire déjà longue de la NSA illustre et confirme la détermination et la volonté des Etats-Unis de contrôler "informationnellement" le monde.

La NSA est à la fois la toile et l'araignée du Web. On savait la NSA puissante et tentaculaire, on ne l'imaginait pas à ce point.

Dans la perspective qui est la nôtre, qui consiste à détecter, par l'analyse des conséquences de l'utilisation massive des technologies de l'information (ordinateurs, logiciels et réseaux), ce qui, dans la conduite des sociétés, fait appel aux processus "d'automatisation", le livre de J. Bamford est particulièrement éclairant.

Un système planétaire d'acquisition de l'information

L'auteur montre tout d'abord comment, dès la Seconde guerre mondiale, puis tout au long de la guerre froide, enfin après l'effondrement de l'Union Soviétique, se construit année après année, pièce par pièce, un système global, intégré d'écoute (eavesdropping) à l'échelle de la planète au seul profit du monde anglo-saxon.

Le système comprend des ordinateurs, des réseaux, des satellites, des stations d'écoute, des dizaines de milliers d'agents : mathématiciens, linguistes, concepteurs ou casseurs de codes, informaticiens, physiciens, militaires, civils, etc… recrutés au moyen des méthodes les plus sophistiquées qui soient, pour la plupart d'entre eux formés dans une université " maison ", pratiquant au quotidien une véritable culture du secret et vivant au cœur de ce que Bambord appel "Crypto-City".

Le livre fourmille d'anecdotes, de réflexions, d'interrogations, toutes plus intéressantes les unes que les autres.

Sur un point qui a récemment frappé l'opinion ainsi que le Parlement Européen - le Système ECHELON - l'auteur lève le voile sur l'ampleur et les objectifs de ce projet dont on est sans doute encore loin, aujourd'hui, d'avoir mis en évidence toutes les potentialités.

Ecoutons l'auteur :

" Depuis la signature du UK/USA Communications Intelligence Agreement, le 5 mars 1946, le partenariat [UK, USA, NEW-ZEALAND, CANDA, AUSTRALIA], s'est développé en permanence. A la fin des années 80, il n'y avait pas un seul endroit du monde sur terre, qui ne soit couvert par une station d'écoute appartenant à l'un de ses membres ou par un satellite américain ". "Les principales nations anglophones scellèrent à partir de 1977 un accord ultra-secret leur permettant d'écouter, de par le monde, leurs amis comme leurs ennemis."

"Le partenariat UK/USA devint ainsi une entité supranationale, avec ses propres lois, ses codes, ses prestations de serment, ses langages, tous ultra-secrets et cachés du public".

" L'UK/USA se comporte en " nation virtuelle " avec CRYPTO-CITY comme capitale et FORT MEADE comme quartier général. Le logiciel faisant fonctionner le système reçut le nom d'ECHELON " (pp 403-404).

Grâce à ces quelques citations, on mesure bien l'enjeu géopolitique : mettre sur écoute le monde non anglo-saxon. En cinquante ans, le réseau s'est très fortement développé et diversifié. Il continue dans cette voie.

Voilà pour la dimension "horizontale" du système : couvrir la planète. Qu'en est-il de la dimension "verticale" : accéder le plus instantanément possible au plus grand nombre de données. Sur ce plan également, l'ouvrage est très éclairant.

Le renseignement, moteur de l'industrie des technologies de l'information

On mesure à un point qu'on ne soupçonnait pas combien la NSA a joué un rôle essentiel depuis les origines dans la conception et le développement des ordinateurs aux Etats-Unis, et en particulier des supercalculateurs ainsi bien entendu que de leur logiciel.

Du STRETCH dont les services américains d'IBM disaient, à l'époque, en 1955, qu'il ne pouvait avoir que deux clients, la NSA et l'Atomic Energy Commission (AEC) au CRAY 2 trente ans plus tard, dont l'auteur qui tout au long de son livre développe une conception anthropomorphique de la NSA, dit qu'il ressemblait à un être humain, parcouru par une sorte de "plasma sanguin" (blood plasma) rouge et pétillant, irriguant l'ensemble de la machine, elle-même constellée de lumières clignotantes, l'agence pilote tous les projets, etc… Non sans humour, J. Bamford écrit : "SEYMOUR CRAY's latest masterpiece, looked more like bordello furniture than a super number cruncher in a code breaking factory " (p.592).

Plus tard, dans les années 1980, lorsque les Américains, libéralisme oblige, choisiront de recourir presque exclusivement aux composants japonais, la NSA, consciente du danger que représentait cette politique, décide de fabriquer elle-même avec l'aide de National Semi Conductor, les composants nécessaires à ses propres ordinateurs. Au cours des années 90, la NSA est toujours présente, en 1992 est conçu le CRAY 3 Super Scalable System, destiné à devenir le cerveau de ce qui est déjà surnommé "the world's ultimate spying machine" . Aujourd'hui, avec l'appui des centres de recherche internes de la NSA (Communication and Computing Center, ex-NSA Research Institute ; Laboratory for Physical Sciences, LPS, etc.) les recherches se développent sur les supercalculateurs et se poursuivent avec la mise en chantier du CRAY T3 E - 1200 (2) disposant de 1088 processeurs, et pouvant atteindre ainsi une vitesse de pointe de traitement de 1,3 teraflops, soit 1,3 trillions d'opérations par seconde…

Le "data mining" quant à lui, qui est la raison d'être de la NSA, se poursuivra avec d'autant plus d'efficacité qu'on lui fournit dès aujourd'hui, selon l'auteur, l'assistance d'un système de stockage des données capable d'engranger l'équivalent de 1.500.000 années du Wall Street Journal… ou d'un mur de livres empilés par 11 sur une distance allant de New-York à Los Angeles.

En addition à ces moyens de stockage a été mis en place un nouveau système fonctionnant en réseau reliant plusieurs ordinateurs de la taille d'un portable et capables de stocker 5 trillions de pages, accessibles simultanément, soit l'équivalent en quantité d'informations d'une pile de feuilles de papier de 240 km de haut!…

Aujourd'hui, les chercheurs de la NSA utilisent les techniques de "portes logiques", moléculaires, ou atomiques, développant les recherches, alliant l'électronique au biologique, travaillent sur des projets de calculateurs plusieurs milliers de fois plus rapides que ceux qui existent actuellement. L'objectif avoué étant d'aller explorer tous les recoins d'Internet en moins d'une ½ heure ("a search engine that could examine every nook and cranny of the INTERNET in half an hour…[a kind] of brute force decoder" … p. 610).

Par ailleurs, la NSA utilise pour ses besoins et ceux de se principaux clients un super Internet ultra protégé et ultra sécurisé, INTERLINK.

Quand on sait que la Defense Advanced Research Project Agency (DARPA) qui a conçu il y a trente ans Internet, est le partenaire habituel de la NSA, on mesure à quel point le "renseignement" est au "coeur du cœur" du complexe militaro-industriel américain.

Vers le "Monitoring" de la planète

Je pense qu'il fallait s'étendre un peu sur ces rappels technologiques, pour prendre conscience du rôle stratégique de la NSA dans la mise en œuvre d'une véritable politique de "control and command" de la planète pour reprendre l'expression militaire américaine. L'axe central de cette stratégie, c'est sinon l'automatisation de la mondialisation, du moins, pour reprendre la phrase citée en exergue, son "monitoring". L'automatisation, voire la "cérébralisation", viendront plus tard…

La NSA est l'un des centres, peut-être même le "centre", de la puissance américaine. Elle observe, photographie (satellites, avions espions, drones), écoute, décrypte, extrait (data mining), analyse, commente et délivre l'information à ses "clients", les principaux d'entre eux étant le Gouvernement Fédéral (NSC, CIA, etc.) mais aussi selon toute vraisemblance, l'ensemble du "complexe". A leur tour, ces "clients" exploitent, informent, désinforment, déstabilisent, manipulent l'opinion, les médias, l'industrie culturelle. Les résultats de cette information/désinformation/manipulation sont ensuite mesurés, analysés, réinjectés dans le système par voie d'enquêtes, de sondages, transformés en discours, prises de position, actes diplomatiques ou militaires, etc.

La boucle est bouclée. Une sorte de "couplage sociétal" s'établit et finit par se développer de lui-même, avec à la limite le risque d'échapper à tout contrôle.

Présentation simpliste direz-vous, par trop mécaniste, certes, mais la tendance est là, la dérive est positive (3).

Petit à petit, c'est ainsi que s'édifie la cyberplanète et que s'élabore à l'échelle mondiale une intelligence collective (en l'occurrence au double sens du terme).

Il ne sert à rien, me semble-t-il, de critiquer cette politique américaine du renseignement. Il est normal que les USA cherchent à se protéger et à influencer à leur profit le reste du monde. C'est une logique de puissance bien naturelle. Toute récrimination à cet égard me paraît sans objet et semble inspirée par le dépit et le reflet d'un complexe d'infériorité.

Ce qui est en revanche anormal, c'est que les Européens dûment avertis (cf. le rapport du Parlement Européen) ne cherchent pas de leur côté à bâtir leur propre système.

Les événements du 11 septembre conduisent à ce que la dimension protection/renseignement/recherche militaire devienne dans les mois et les années à venir, l'un des axes majeurs de la construction européenne. De ce point de vue, il est essentiel pour les Européens de comprendre que cette dimension trop négligée jusqu'à maintenant implique un effort aussi important que celui qu'ils ont engagé jadis dans l'aérospatial ou le nucléaire. Au-delà de l'indépendance qu'il leur fait défaut, de la souveraineté qu'il leur faut retrouver, c'est bien de leur survie qu'il s'agit.

Il faut lire "Body of Secrets": ce livre fourmille d'informations qui seront très utiles à ceux qui pensent que le monde multipolaire de demain sera le théâtre d'une âpre compétition sinon entre "grands automates sociétaux", mais, à tout le moins, entre grands systèmes d'information stratégiques avec tout ce que ceci comporte en termes de recherche fondamentale et appliquée, de technoscience, de créativité industrielle, d'investissement public, d'effort financier et budgétaire et, finalement, de volonté politique. En sommes-nous réellement conscients, en sommes-nous capables?.

Du "Grand Jeu" au "Grand Echiquier", si les données n'ont pas changé, les méthodes se sont sophistiquées et les moyens multipliés de manière inimaginable, l'information - son acquisition, son traitement, son analyse, son exploitation - est au cœur de la mondialisation. Dans ce domaine comme dans d'autres, il faut à la GRANDE EUROPE une grande politique.

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(1) Body of Secrets se compose de 14 chapitres intitulés Memory, Sweat, Nerves, Fists, Eyes, Ears, Blood, Spine, Adrenaline, Fat, Muscle, Heart, Soul, Brain. Il n'y a chez Bamford une perception "hobbesienne" de la NSA. LEVIATHAN, voire ALIEN ne sont pas loin !

(2) Bien que Seymour Cray soit mort dans un accident d'automobile, ces super calculateurs portent toujours son nom.

(3) Il est vrai qu'il y a des failles. Les événements du 11 septembre l'on montré. L'histoire dira peut-être un jour si ce sont les systèmes de renseignement qui ont fait défaut, ou si c'est l'exploitation de leurs informations au plus haut niveau qui a échoué. C'est tout le problème de ce que les experts du renseignement appellent le "basic missing link".

 

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